I
En 1834, dit maître Nablot, sous le règne de Louis-Philippe, vivaient à Richepierre, en Alsace, sur la pente des Vosges, un honnête notaire, M. Didier Nablot, sa femme, Catherine, et leurs enfants : Jean-Paul, Jean-Jacques, Jean-Philippe, Marie-Reine et Marie-Louise.
Moi, Jean-Paul, j’étais l’aîné de la famille, et je devais, en cette qualité, succéder un jour à l’étude de notre père.
Ce bon temps de la jeunesse me revient dans toute sa fraîcheur : je vois notre vieille maison à l’entrée du village ; sa cour, entourée de hangars, de granges, d’écuries ; son fumier, où se promenaient les poules ; sa large toiture plate, où tourbillonnaient les pigeons, et nous autres enfants, le nez en l’air, jetant de hauts cris, pour chasser les moineaux qui venaient piller le grain dans le colombier.
Et puis, derrière les vieilles bâtisses vermoulues, je vois notre jardin, qui descend jusqu’au bas de la colline, avec ses bordures de buis le long des allées et ses carrés de légumes. La vieille servante Babelô, les cottes retroussées, coupe des asperges avec un vieux couteau terreux ; la mère cueille des haricots ou d’autres légumes de la saison, son grand chapeau de paille tombant sur les épaules et le panier au bras... Tout est là, devant mes yeux !
Au-dessus de nous s’étageait le village, montrant ses fenêtres innombrables, hautes, basses, rondes ou carrées ; ses vieux pignons garnis de bardeaux et de planches contre la pluie et le vent ; ses balustrades et ses escaliers de bois. Les femmes allaient et venaient le long des galeries ; et, tout au haut de la côte, les sentinelles se promenaient l’arme au bras sur les remparts du vieux fort.
C’est un spectacle que je n’oublierai jamais, un de ces souvenirs d’enfance beaux comme un rêve, parce qu’alors on ne pensait à rien ; que le déjeuner, le dîner, le souper vous attendaient tous les jours à la même heure, et qu’on dormait tranquillement sur la foi des bons parents, sans s’inquiéter du lendemain.
Voilà le plus beau temps de la vie !
Notre père, petit homme vif et remuant, aimait à parler haut, à dire sa façon de voir sur toutes choses, à morigéner les campagnards, gens pleins de ruses et de chicanes, disait-il, auxquels il faut mettre les points sur les I, pour éviter les procès. Bien loin de les engager à faire des actes, il les prévenait toujours d’être prudents, de réfléchir avant de se décider ; et quand il s’apercevait d’un détour, d’un piège, d’une porte de derrière, selon son expression, l’indignation l’emportait. C’est alors qu’il fallait l’entendre se fâcher ; sa voix montait et descendait, toujours plus perçante ; on l’entendait de la rue. Et les autres, les braves gens qu’il apostrophait de la sorte, le bonnet de coton ou le large feutre à la main et l’air rêveur, s’en allaient, hommes et femmes, se consultant entre eux sur l’escalier et se demandant s’il fallait rentrer.
Mais lui, tout à coup, poussait la porte et leur criait :
– Allez-vous-en au diable et ne revenez jamais. Je ne veux plus rien savoir de votre affaire. Allez trouver maître Nickel.
On pense bien qu’avec ce système nous ne devions pas être riches ; mais dans tout le pays on disait :
« M. Nablot est un bon notaire ; c’est un honnête homme ! »
Quant à notre mère, grande, blonde, les joues rosées comme une jeune fille, sous ses cheveux grisonnants, c’était la plus tendre des mères.
Elle surveillait son ménage, ne laissait rien se perdre, et savait tirer parti des moindres loques, pour nous habiller et nous tenir propres. Tous les vieux habits du père passaient de l’un à l’autre, en commençant par moi ; et quand Jean-Philippe les avait portés, ils étaient bien usés, bien rapiécés, je dois en convenir. Aussi criait-il et s’indignait-il avec les mêmes gestes et les mêmes éclats de voix que notre bon père, de ce que j’étais toujours mieux mis que lui, chose que le bon petit garçon ne pouvait comprendre. Marie-Reine et Marie-Louise héritaient des vieilles robes de notre mère, et tout allait ainsi le mieux du monde, à la grâce de Dieu.
Nous fréquentions alors l’école de M. Magnus, un bon vieux instituteur à grande capote râpée, culotte courte et souliers ronds à boucles de cuivre, comme il s’en rencontrait encore quelques-uns dans nos montagnes, au commencement du règne de Louis-Philippe. Son école fourmillait d’enfants ; les uns – en très petit nombre – bien habillés, comme nous ; les autres, pieds nus, crasseux, en blouse déchirée, en manches de chemise, la culotte de toile pendue à l’épaule par une seule bretelle, un lambeau de casquette sur la tignasse, enfin quelque chose d’incroyable et qui ne sentait pas bon, surtout en hiver, les portes et les fenêtres fermées.
Nous étions là-dedans, mes frères et moi, comme de petits seigneurs gros et gras, roses et joufflus, auprès de pauvres êtres minables, et dont plusieurs, avec leurs yeux de chats ou de petits renards, avaient l’air de vouloir nous manger.
M. Magnus, son martinet sous le bras, semblait aussi nous respecter plus que les autres, et ne tapait sur nous qu’à la dernière extrémité : nous étions des enfants de bonne famille, les fils de M. le notaire de Richepierre ! Et puis, à sa fête et au jour de l’an, il recevait de notre mère quelques tablettes de chocolat et deux ou trois bouteilles de vin rouge de Thiaucourt, ce qui méritait considération.
Malgré cela, nous ne pouvions pas avoir les premières places, parce que Christophe Gourdier, le fils du portier-consigne, Jean-Baptiste Dabsec, le fils du garde champêtre, et Nicolas Koffel, le garçon du tisserand, avaient tous une plus belle écriture que nous ; qu’ils récitaient mieux leurs leçons et savaient mieux additionner et multiplier au tableau.
Cela me désolait, car à force d’entendre dire à la maison que les Nablot avaient toujours été les premiers de père en fils, et que c’était une honte de voir les garçons d’un vétéran, d’un chasse-pauvres et d’un ouvrier nous grimper sur le dos, je m’indignais en moi-même d’une si grande humiliation.
Et le pire, c’est trois gueux, entre l’école du matin et celle du soir, allaient encore à la forêt chercher leur fagot de bois mort, pour gagner leur vie ; tandis que nous autres nous avions tout notre temps pour étudier et repasser les leçons.
La colère me prenait quelquefois tellement en songeant à cela, qu’un jour, rencontrant Gourdier, le fils du portier-consigne, qui rentrait pieds nus au village, avec son fagot sur l’épaule, je l’appelai mendiant !
Il était petit, maigre et sec ; mais aussitôt, jetant son fagot à terre, et son grand bonnet de police crasseux, qui lui couvrait la nuque, à côté, il tomba sur moi comme un loup et me donna tant de coups de poing en quelques secondes, que je ne voyais plus clair et que le sang me coulait du nez comme un ruisseau.
Je poussais des cris terribles.
Gourdier, sans s’émouvoir, remit tranquillement son fagot sur l’épaule, il passa dessous le manche de sa hachette et continua son chemin, remontant vers le fort comme si rien ne s’était passé.
J’aurais pu le dénoncer à mon père, qui l’aurait fait renvoyer de l’école, mais j’avais pourtant encore trop de bon sens pour ne pas voir qu’il avait eu raison, et je me contentai d’entrer dans notre cour, pour me laver le nez à la pompe.
Depuis ce jour, j’ai conservé, sans le vouloir, une sorte de respect pour le fils du vétéran et les autres camarades qui portaient des fagots, me disant en moi-même qu’ils avaient les os durs, qu’ils étaient vifs et hardis à force de grimper sur les arbres, et puis qu’ils portaient lourd. Oui, cela m’inspira toutes sortes de réflexions sur la force !
Peu de temps après ce désagrément, comme j’allais tous les jeudis et tous les dimanches au bois, chercher des nids avec cinq ou six camarades plus déguenillés les uns que les autres, le père me fit une grande remontrance à ce sujet, criant que le fils d’un notaire n’est pas le fils d’un manœuvre ; qu’il ne doit pas aller vagabonder avec la racaille, et que chacun en ce monde est obligé de tenir son rang et de se respecter lui-même, s’il veut obtenir le respect des autres.
Je l’écoutais, comprenant bien ce que cela signifiait. Il finit par me dire que le temps était venu de songer aux choses sérieuses, et que j’allais prendre des leçons de latin chez M. le curé Hugues.
M. Hugues était un grand Lorrain de cinq pieds huit pouces, maigre, osseux, la figure rouge et les cheveux gris taillés en brosse. Il aimait beaucoup mon père et venait souvent le soir à la maison faire sa partie de cartes. C’est lui qui m’apprit mes déclinaisons, mes conjugaisons et la règle liber Petri.
J’allais tous les jours, après dîner, à la cure, dans son cabinet orné de livres, la fenêtre ouverte sur un petit jardin fermé de hautes murailles.
– Ah ! te voilà, Jean-Paul, me disait-il ; assieds-toi, tu peux commencer à réciter.
Et tout en se promenant, en prenant de grosses prises dans sa tabatière, sur la table, en regardant dehors par la fenêtre, il me criait de temps en temps :
– Futur : amabo, amabis, amabit, j’aimerai, tu aimeras, il aimera. Infinitif : amare, aimer... C’est bon, je suis content de toi. Voyons le devoir.
Il prenait mon thème, regardait et disait :
– C’est ça !... ça marchera... Tu connais déjà les deux premières règles : Ludovicus rex – Liber Petri. C’est bien. Il faudra voir l’autre, la règle : Amo Deum, j’aime Dieu ; et puis l’autre : Implere dolium vino, remplir le tonneau de vin ; vinum à l’ablatif. C’est une belle règle ; nous verrons ça.
Je crois qu’en me parlant il songeait à tout autre chose.
Ensuite il me disait :
– Tu peux t’en aller, Jean-Paul. N’oublie pas de souhaiter le bonjour à ton père et à ta mère de ma part.
Et je m’en allais. C’est ainsi que j’apprenais le latin.
Dès que le village sut que j’allais chez M. le curé, je fus un grand personnage ; toutes les vieilles me regardaient d’un air d’attendrissement ; le bruit courut bientôt que je me préparais pour le séminaire. On me saluait, on m’appelait « monsieur Jean-Paul », et mes anciens camarades, même Gourdier et Dabsec, étaient impressionnés par cette grandeur nouvelle.
Moi, je me redressais et je prenais un air grave, pour répondre à l’attention publique ; je faisais à la maison le petit papa, parlant à mes frères et sœurs d’un air de protection et d’indulgence. L’idée de la comédie me gagnait ; il faut que ce soit en quelque sorte naturel aux hommes de notre race, de se poser selon l’opinion des autres.
Cela durait depuis plus d’un an, et M. le curé vantait beaucoup mes progrès, lorsqu’il fut question de me conduire au collège de Sâarstadt, où l’on faisait des bacheliers, moyennant quoi vous pouviez pousser vos études plus loin, et devenir médecin, avocat, juge, pharmacien, fonctionnaire de l’État, en allant étudier encore quelques années soit à Strasbourg, soit ailleurs.
Mes parents ne causaient plus que de cela ; et, comme l’affaire me regardait particulièrement, j’écoutais leurs conversations sur ce chapitre avec intérêt, me représentant d’avance toutes les joies et les satisfactions que j’allais avoir au collège, toutes les couronnes que j’allais remporter, selon les prédictions de M. le curé, et la belle place que j’aurais, au bout du compte, si je cédais l’étude à mon frère Jean-Jacques, pour m’installer dans une position plus élevée.
Cela me paraissait aussi simple, aussi naturel que de manger ma soupe le matin ; je ne savais pas encore que bien d’autres veulent avoir les bonnes places ; qu’il faut livrer bataille, ou courber l’échine pendant quinze ou vingt ans pour les obtenir, parce qu’au lieu de se gagner au concours, comme ce serait juste, elles sont trop souvent le prix de la platitude et de l’hypocrisie, et qu’un très grand nombre de découragés s’en vont à la fin sans avoir rien obtenu du tout.
Mon père et ma mère voyaient aussi tout en beau ; leur résolution fut arrêtée vers l’automne de 1834, et dès lors la mère ne pensa plus qu’à mon trousseau.
Le père, très fort sur les ordonnances et les règlements concernant l’instruction publique, dont il avait acheté le recueil à Strasbourg, disait :
– Il faut un habit de drap bleu de roi, collet et parements bleu céleste, un pantalon idem, deux caleçons, une veste bleue pour la petite tenue, deux paires de draps, six serviettes, huit chemises, six mouchoirs de poche, douze paires de bas, dont six de laine et six de fil ou de coton, trois bonnets de nuit, un peigne et une brosse à cheveux, deux paires de souliers neufs, avec les brosses nécessaires pour le nettoyage et le cirage des chaussures. Il faut tout cela, d’après le décret du 17 mars 1808, sur l’organisation des collèges communaux, les décrets du 15 novembre 1811, le statut du 28 septembre 1814, l’ordonnance royale de 1821, la circulaire de 1823, etc., etc.
Il avait tout étudié d’avance et savait jusqu’au nombre de boutons qu’il fallait à l’uniforme ; aussi était-ce une véritable affaire d’État pour m’habiller d’après les règlements ; il fallut faire venir le drap, la doublure et les boutons de Saverne ; et puis ma mère, sachant que Blaise Rigaud, le tailleur du village, avait la mauvaise habitude de fourrer du drap dans son sac, ma bonne mère fit tout peser devant lui, sur la balance de notre buanderie : boutons, drap, doublure, fil, afin de retrouver le même compte plus tard, avec les vêtements et les morceaux de reste.
Je n’ai jamais vu de figure plus étonnée que celle de maître Blaise en ce moment ; il baissait le nez, comme un vieux renard surpris d’un pareil tour, il ne disait rien et réfléchissait bien sûr à la malice des femmes ; mais comme l’ouvrage était rare, et qu’il était sûr d’avoir bonne table à la maison, et même un verre de vin à dîner, il s’installa dans la grande salle, commençant par me prendre mesure et par tailler le drap avec ses grands ciseaux. Ensuite il grimpa sur la table, et les jambes croisées, l’écheveau de fil pendu au cou, il se mit à pousser l’aiguille.
Toute la famille, grands et petits, le contemplait. Moi, j’étais toujours là pour essayer les habits quand il en avait besoin. Le père continuait ses études sur les lois, ordonnances et décrets touchant l’Université.
Au bout de huit jours, tout étant à peu près bien, le cordonnier Malnoury m’ayant aussi fait de bons souliers avec trois rangées de clous, et la couturière de bonnes chemises de toile, il fut décidé que le père m’achèterait une casquette d’uniforme chez M. Surloppe, chapelier à Sâarstadt, attendu qu’il n’existait pas à Richepierre d’ouvrier capable de m’en faire une selon l’ordonnance de 1823.
Enfin les effets essayés, payés et mis en ordre dans la vieille malle, le père, la mère et M. le curé, la veille du départ après souper, me firent un long sermon, me recommandant de bien travailler, de remplir toujours mes devoirs religieux, de ne pas oublier mes prières et d’écrire à la maison au moins deux fois par mois ; et, le lendemain matin, 5 octobre 1834, au milieu de la moitié du village rassemblé pour me voir partir, mes anciens camarades déguenillés et pieds nus parmi la foule, notre vieille Grisette attelée au char à bancs, mon père et moi assis devant, la malle derrière dans la paille, le fouet se mit à claquer.
La mère pleurait ; les petits frères et sœurs, les bras levés autour de la voiture, voulaient encore m’embrasser ; la vieille servante Babelô, qui m’avait vu venir au monde, accourait le tablier sur les yeux ; et moi je trouvais cela bien extraordinaire, puisque je partais pour mon bonheur.
De Richepierre à Sâarstadt on compte quatre lieues par les bois. De loin en loin se rencontrent un étang, une scierie, une maison forestière sous les roches et les sapins, un bûcheron qui retourne au village, sa hache sur l’épaule, un juif qui ramène sa vache de la foire ; les gens s’arrêtent au bord du chemin, ils semblent vous attendre et vous saluent d’un grand bonjour. Tout le monde se salue dans la montagne, les rencontres sont si rares !
En cette saison de l’année, les feuilles mortes remplissaient déjà la route ; le bétail se promenait en silence au fond des vallées, et ce spectacle de la solitude vous rendait tout rêveur.
Le père ne disait rien ; quelquefois il touchait le cheval du bout de son fouet, et nous recommencions à courir.
Vers onze heures, nous arrivions sur le plateau de Hesse, et la ville, avec ses remparts du temps d’Adam, ses vieilles tours croulantes, son église et ses maisons de grès rouge, apparaissait au bas de la côte, dans la vallée de la Sarre.
Vingt minutes après, nous entrions par la porte des Vosges ; les vieux fossés remplis de jardins et le corps de garde des douaniers défilaient ; j’eus à peine le temps de les voir. Notre voiture s’engouffra sous la porte sombre ; les pas du cheval retentirent sur le pavé, et je commençais à regarder les petites maisons basses, propres, bien alignées, quand notre char à bancs s’arrêta, sur une petite place, devant l’auberge de l’Abondance, au milieu d’une quantité d’autres voitures, diligences, pataches, cabriolets, encombrant la porte cochère, et de malles, de portemanteaux entassés contre les murs, jusqu’au fond de la cour.
En ce temps, l’hôtel de l’Abondance était une des premières auberges du pays ; on ne parlait, sur toute la route de Strasbourg à Nancy, que des bons rôtis, des bonnes fricassées et du bon vin de Mme Abler ; commis voyageurs, gros propriétaires des environs, tout le monde s’arrêtait à l’Abondance, sûr d’y trouver de bons dîners à quarante sous et des chambres tant qu’on en voulait. C’était alors le grand courant, et naturellement, à la rentrée des vacances, quand tant de gens d’Alsace et de Lorraine amenaient leurs enfants au collège, l’encombrement était encore plus extraordinaire.
Un garçon vint dételer notre cheval ; on porta notre malle dans une chambre au premier, et nous montâmes aussitôt nous donner un coup de brosse, étant tout blancs de poussière ; après quoi nous descendîmes pour dîner.
La grande salle en bas fourmillait de monde ; des familles entières d’Alsaciens, père, mère, enfants grands et petits, étaient venus ensemble voir la ville, avant de laisser leur fils ou leur frère au collège ; c’est à peine si nous trouvâmes une petite table où nous placer près des fenêtres. Mais tout fut servi promptement : soupe, rôti, grand plat de choucroute garni de saucisses, jambon et salade ; et puis les noix, le raisin, les biscuits, le fromage, le tout arrosé de bon vin.
Je n’avais jamais vu de mouvement pareil.
Notre dîner terminé, le père ayant pris son café se leva et me dit :
– Maintenant, Jean-Paul, je vais te présenter à M. Rufin, le principal ; arrive !
Nous sortîmes et nous traversâmes la place du marché, encombrée de monde. Des officiers de cuirassiers, le bonnet de police sur l’oreille et la taille serrée dans leur petit habit-veste, se promenaient au milieu de la foule, en faisant sonner leurs éperons. Nous prîmes à gauche, la rue de la Sarre, et bientôt nous fûmes sur l’escalier en péristyle du vieux couvent des Capucins, transformé en collège depuis l’Empire.
– C’est ici, dit le père ; monte !
La grande porte du vestibule était encore ouverte, car les classes ne devaient commencer que le lendemain. Le vieux tailleur Van den Berg, concierge du collège, laissait encore entrer et sortir, observant seulement les passants par les petites vitres de sa loge ; malgré cela, nos pas retentissant sur les dalles de la première cour me donnèrent à penser.
Nous entrâmes dans le grand corridor, par où les anciens capucins allaient autrefois à leur chapelle, et dont les hautes fenêtres à la file ressemblaient à des arcades. Mon père frappa deux petits coups du doigt à une porte ; on sentait je ne sais quelle odeur d’encens.
– Entrez ! dit quelqu’un d’une voix nasillarde.
C’était Canard, l’un des domestiques, un petit homme brun, très laid et les cheveux luisants de pommade.
Il époussetait les meubles avec son plumeau.
– Monsieur le principal ?
– Il est là, monsieur, répondit Canard en montrant une autre porte à gauche.
Il fallut frapper de nouveau, et l’on répéta :
– Entrez !
Alors nous entrâmes dans le cabinet de M. Rufin, un véritable cabinet de principal : beau parquet luisant, belle bibliothèque, grand fourneau de porcelaine à cercles de cuivre et plaque de marbre, meubles de noyer, rideaux de damas sombre, enfin quelque chose de tout à fait bien. La haute et large fenêtre donnait sur la cour du rempart.
M. l’abbé Rufin, un petit homme à soutane et rabat bien propres, la figure ronde et grassouillette, l’œil gauche un peu trouble et fixe, et l’autre assez observateur, M. Rufin, qui lisait, déposa son livre sur la table et se leva pour nous recevoir, nous invitant à prendre place.
On s’assit. Mon père remit au principal une lettre de M. Hugues, qui lui donnait toutes les explications nécessaires sur mon compte.
– C’est très bien, dit M. Rufin après avoir lu, cela suffit ; nous ferons notre possible pour seconder vos vues. Les classes s’ouvrent demain, vous n’aurez qu’à faire transporter la malle au collège ; nous trouverons au jeune homme une bonne place à la salle d’étude et au dortoir.
Il me touchait la joue de sa main potelée, d’un air de bienveillance, et moi j’étais devenu tout timide.
– Puisqu’il sait ses déclinaisons, ses verbes réguliers et les premières règles du rudiment, dit M. le principal, nous pourrons le mettre tout de suite en sixième, dans la classe de M. Gradus ; il traduira le de Viris illustribus urbis Romœ.
Je ne bougeais pas, et mon père semblait comme attendri.
– C’est un bel enfant, finit par dire M. Rufin.
Puis, ayant pris mes nom et prénoms sur son registre, reçu le prix du premier semestre et donné quittance, M. le principal nous reconduisait, lorsqu’un véritable flot de nouveaux venus se présenta dans l’antichambre : toute une famille de Lorrains, trois garçons, qu’il s’agissait d’inscrire, le père, la mère, le curé de la commune ; aussi M. Rufin, dépêchant son salut à mon père, dit aux arrivants :
– Messieurs et madame, donnez-vous la peine d’entrer.
Nous sortîmes dans le corridor ; la porte se referma, et nous reprîmes en silence le chemin de la rue.
Une sorte d’inquiétude avait remplacé mon enthousiasme, et j’aurais voulu pouvoir retourner au village ; le père devinait sans doute mes pensées ; en marchant, il me dit :
– C’est maintenant une affaire faite ; nous allons dire à l’auberge de porter ta malle au collège. Tu seras avec de braves gens ; tu travailleras bien ; tu nous écriras souvent, et s’il le faut, je viendrai te voir. C’est un passage difficile, mais nous avons tous passé par là.
J’entendais à sa voix qu’il se raffermissait lui-même, et pour la première fois peut-être je compris toute l’étendue de son affection.
À l’Abondance, ses ordres étant donnés, nous ressortîmes faire un tour en ville. Il me montrait les édifices et me parlait avec une sorte de considération, comme on parle à un jeune homme :
– Tiens, voilà le palais de Justice ; c’est là que se réunissent les juges et qu’on vend les coupes. Voici la caserne, où logent les soldats, l’hôpital militaire, etc.
Nous visitâmes toute la petite ville, même sa vieille prison, son hospice Saint-Nicolas et sa synagogue. C’était pour passer le temps, pour ne pas nous séparer tout de suite.
À cinq heures et demie nous rentrâmes au collège ; ma malle était arrivée, le domestique l’avait portée au dortoir ; il nous y conduisit. Nous vîmes Mme Thiébaud, la lingère, et son fils, qui était borgne.
En haut, dans l’immense corridor, une foule d’autres élèves étaient arrivés ; les grands avaient leur petite chambre à part : d’anciennes cellules donnant sur la cour intérieure. Chacun s’occupait de ranger ses effets, de remettre son trousseau à la lingère. On chantait, on riait, comme des gens qui ont bien dîné. On nous regardait passer en disant :
– Tiens... un nouveau !...
D’autres personnes se promenaient aussi dans cet immense corridor avec leurs fils.
M. Canard nous mena plus haut, au grand dortoir, où des quantités de petits lits sur deux rangs allaient d’un bout de la salle à l’autre.
– Voici le lavoir, nous dit-il, en nous montrant deux grandes aiguières de fer-blanc ; c’est ici que les enfants se lavent avant de descendre pour l’étude du matin, à cinq heures.
Et puis, tout au bout de la salle, entre les deux fenêtres du fond, il nous fit voir mon lit, déjà prêt, avec son petit rouleau pour oreiller et sa couverture à liséré rouge ; ma malle était au pied du lit.
Tout ce mouvement, ces éclats de rire des camarades, ces étrangers allant et venant autour de nous, me donnaient d’avance le sentiment de l’isolement où j’allais être ; je cherchais des yeux quelque figure sympathique, mais chacun s’occupait de ses propres affaires ; une sorte de trouble me gagnait.
Il n’y a que ceux de troisième ou quatrième année qui rient en rentrant dans leurs habitudes ; tous les nouveaux, je le crois, éprouvent un grand serrement de cœur.
Enfin, ayant donné un coup d’œil à l’établissement, mon père remercia Canard de nous avoir conduits et lui glissa quelque chose dans la main.
La nuit venait. Nous redescendîmes ; et comme nous rentrions dans la cour en bas, le père Van den Berg, son vieux bonnet de laine grise sur les oreilles, le nez et le menton en carnaval, et son tricot retombant de ses épaules voûtées, – une vraie figure de vieux capucin ressuscité d’entre les morts ! – ouvrait un petit placard sous la voûte du vestibule, et se mettait à tirer une corde. La cloche de l’antique chapelle tintait ; ces sons se répandaient dans tous les vieux corridors, les élèves descendaient à la file.
C’était l’heure du souper, qu’on avait avancé pour donner aux parents le temps de regagner leur village le même jour, en rentrant le moins tard possible.
On se réunissait dans la cour, avant d’aller au réfectoire, les petits devant, les grands derrière.
En ce moment, les embrassades commençaient de tous les côtés :
– Adieu, Jacques !... Adieu, Léon !... Allons, mon enfant, du courage !...
Quelques petits pleuraient, les mères aussi. Moi, je faisais bonne contenance ; mais, au moment où la cloche ayant cessé de tinter, le père me dit : « Eh bien, Jean-Paul !... » en me tendant les bras, alors mon cœur éclata et je ne pus m’empêcher de sangloter.
Le père, lui, ne disait rien ; il me serrait dans ses bras ; et seulement au bout d’un instant, s’étant remis, il me dit d’une voix enrouée :
– C’est bien !... je raconterai à ta mère que tu as montré du courage jusqu’à la fin... Et maintenant, travaille bien, et donne-nous de tes nouvelles le plus souvent possible.
Il m’embrassa de nouveau et sortit brusquement.
Au même instant, le concierge fermait la grande porte, la clef grinçait dans la serrure : j’étais prisonnier !... Et sans savoir comment je me trouvais dans le rang des petits, nos maîtres d’étude à côté, nous défilions deux à deux en bon ordre, pour aller au réfectoire.
Ce soir-là, j’étais trop affecté pour faire attention à la grande salle du réfectoire : à ses hautes fenêtres ouvertes sur la cour du jardin, à sa chaire en vieux chêne, aux deux vieux tableaux tellement couverts de crasse qu’on n’y distinguait pour ainsi dire plus rien, aux longues tables où nous étions divisés par sections. Je ne vis pas même au fond la table de M. le principal, où les professeurs et les maîtres d’étude mangeaient des mets plus délicats et buvaient de meilleur vin que nous ; ni l’antique guichet, par lequel M. Canard et son confrère Miston recevaient les plats que leur présentait Mlle Thérèse, la cuisinière.
Ma pensée était ailleurs.
– Allons, mange donc, petit, me disait notre chef de plat, un ancien déjà tout barbu, le gros Barabino, du Harberg ; il faut manger et boire, ça chasse le chagrin.
Les autres riaient, mais Barabino les reprenait, disant :
– Laissez-le tranquille !... Plus tard, je vous en préviens, ce petit-là sera des bons... Il est triste maintenant ; ça peut arriver à tout le monde d’être triste, surtout quand on quitte les bons dîners de la maison, pour entrer au collège de Sâarstadt ; ce n’est pas consolant d’avoir des haricots, des pois et des lentilles, des lentilles, des haricots et des pois sur la planche pour un an, avec de la friture sans beurre, de la salade sans huile et du vin aigre, enfin ce que M. le principal appelle dans ses prospectus « une nourriture saine, abondante et variée !... » Non, ce n’est pas gai du tout, on pourrait se chagriner à moins.
Ainsi parlait le gros Barabino, et les autres ne riaient plus.
Après le souper, en me promenant dans le grand corridor, où les camarades se racontaient joyeusement leurs vacances, j’aurais voulu fondre en larmes.
Enfin la nuit étant venue, la cloche se remit à tinter, et l’on se rassembla pour monter au dortoir. Tous ces pas grimpant quatre à quatre les vieux escaliers du cloître produisaient un bruit de tonnerre.
En haut, je reconnus mon lit à ma petite malle qui se trouvait à côté ; et, m’étant déshabillé, je me glissai dans l’étroite couchette, sans oublier de faire ma prière. La lanterne brillait au pilier du milieu ; M. Wolframm, le maître d’étude, faisait lentement son tour dans la salle, attendant que tous les élèves fussent couchés ; puis il éteignit la lampe et alla se reposer dans sa petite chambre, au coin du dortoir.
M. Rufin, sur le coup de dix heures, au moment où les trompettes sonnaient le couvre-feu à la caserne de cavalerie, passa comme une ombre. La lune brillait par les vitres, calme et silencieuse. Mon voisin dormait profondément, et je m’assoupis à mon tour.